Que l'homme assoiffé s'approche
La lumière exemplaire de Don Quichotte
La stimulation intellectuelle et physique procurée par la rencontre avec El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha est si puissante, que jamais sans doute œuvre littéraire ne fit germer autant de commentaires au creux de son lumineux sillon. Je ne retiendrai pour l'instant que ceux de Borges et Suarès : leurs opinions en tout opposées quant au Chevalier à la Triste Figure montrent assez la richesse foisonnante du roman. Quand un livre réussit le tour de force de structurer mentalement deux des plus grands écrivains du vingtième siècle, et ce de manière tout à fait divergente, cela suffit pour prétendre que le fleuve de feu de Miguel de Cervantès Saavedra est inextinguible. Une œuvre mineure, ou même simplement talentueuse, fera toujours s'accorder deux génies, mais une œuvre de génie ne peut que les diviser au sein même de l'admiration. Le style de Cervantès ? Suarès « admire le nerf de ce langage, la grandeur sonore, la finesse vive et la force des cadences » (Trois grands vivants, chap. XIV) ; pour Borges, « aucun style n'est plus pauvre que celui de Cervantès : il abonde en répétitions, en longueurs, en hiatus, en fautes de construction, en épithètes inutiles ou préjudiciables, en coq-à-l'âne » (Préfaces avec une préface aux préfaces), ajoutant que la puissance du roman réside tout entière dans la forme globale de celui-ci. Par ailleurs, l'argentin estime que la méthode romanesque de Cervantès, unique au monde de par son aspect éminemment paradoxal, a pour but de rehausser dans notre conscience l'image du héros « à force de relations sommaires de sa vertu, d'infortunes obstinées, de calomnies, d'omissions, d'ajournements, d'incapacités, de solitudes et de couardises » (La conduite romanesque de Cervantès). Il donne pour exemple la repentance de son héroïsme effectuée par Don Quichotte sur son lit de mort, mettant encore plus en relief sa profonde humanité. Suarès, lui, estime que c'est par le rire que l'hidalgo s'impose à notre respect, et il recommande carrément de ne jamais lire les dernières pages de Don Quichotte : « elles ne sont ni de lui, ni de Cervantès, j'espère ; mais de son confesseur qui l'aura forcé, mourant, à les écrire » (Trois grands vivants, chap. VII) ! Mais tous deux s'entendent pour élever le roman de Cervantès au statut d'hagiographie, la première sans doute à s'inscrire dans un contexte qui ne soit pas strictement biblique. Qu'y a-t-il de plus important que de dresser vigoureusement le portrait de saints, même et surtout s'ils ne sont pas encore canonisés ?
Don Quichotte était un saint parce qu'il refusait la réalité : c'est aussi simple que cela. La quête de la poésie, c'est-à-dire de l'amour et de la transcendance, ne peut être menée qu'en faisant une guerre sans merci contre le réel. L'originalité manifeste de ce roman est d'être le premier à montrer ce phénomène de façon aussi franche, en dehors de toute référence explicite au Christ.
Tant d'inepties ravageuses furent édictées à propos de Don Quichotte. Non, ce n'est pas une parodie des romans de chevalerie. C'est même tout le contraire ! La chevalerie, pour Quijana comme pour Cervantès, est le meilleur moyen de revivifier le surnaturel. Le dernier ouvrage de l'écrivain, Les Travaux de Persilès et Sigismonde, était un roman héroïque, fantastique et allégorique : Cervantès lui-même ne le considérait-il pas comme son meilleur ? Il existe le même rapport de dénuement jouissif et ascétique entre Don Quichotte et Persilès,
qu'entre Les chants de Maldoror et les Poésies de Lautréamont : dans les deux cas, un retour direct et actif aux chimères de l'enfance.
Non, Miguel de Cervantès n'a pas inventé la littérature moderne. On pourra toujours citer les effets de démultiplications (Don Quichotte se mettant en route dans la deuxième partie du livre pour lutter contre l'imposteur Alonso Fernandez de Avellaneda qui imite ses exploits de la première partie) et de mises en abîme (l'ouvrage entier ne serait que la traduction, faite par un morisque logé chez Cervantès, d'un roman arabe acquis « dans la juiverie de Tolède » ; le curé et le barbier découvrant au chap. VI dans la librairie du Quichotte le Galatée de Cervantès), on ne me convaincra pas d'une nouveauté quelconque en matière de vérité littéraire. Déjà, cinq ans avant les frasques du Quichotte, une représentation de Hamlet se fait sur une scène incluse dans une scène de Hamlet. Ces effets ne font qu'affirmer l'inextricable imbrication entre ce qui est raconté et ce qui est vécu, de tous temps familière à ceux qui savent vivre en partie dans la lumière de l'irréel. Je ne me sens pas plus proche de la vérité de la littérature en découvrant ces riches constructions formelles, qu'en apprenant qu'une fois sorti de sa mère par l'oreille gauche, il fallut le lait de dix-sept mille neuf cent treize vaches pour calmer la soif de Gargantua. Il n'existe jamais d'ambiguïté flagrante entre la vie et la littérature pour celui qui a intégré dans son corps la leçon de Don Quichotte. Celui qui ne découvre l'irréel que par le biais de la littérature ne mérite pas de savoir lire.
Il faut déclamer en public les exploits de Don Quichotte car toute vie exemplaire doit être mise en exergue : réelle ou imaginaire, peu importe puisqu'elle est vécue. Une équipe de chercheurs madrilènes a récemment trouvé avec quasi-certitude, après de nombreux recoupements effectués selon des critères indiscutables, le village de la Manche dont Cervantès ne veut pas se rappeler le nom dans la première phrase du roman. Il s'appelle Villanueva de los Infantes. J'aimerais terminer ce texte sur la superbe déclaration du maire (socialiste) du village en question : « Ne pas visiter la ville en 2005 serait un péché que la justice devrait châtier ».
Laurent James, 31 janvier 2005