Que l'homme assoiffé s'approche
Lecture de la dernière partie de "L'Homme qui arrêta d'écrire" de Marc-Edouard Nabe sur les Champs-Elysées,
le vendredi 15 octobre 2010
"La Danse des Symboles"
La procession des Fidèles d'Amour débute à vingt heures. C'est ainsi que commence une des soirées les plus dingues de ma vie, aux frontières de la vie et de la littérature, c'est-à-dire de la réalité et de la vérité. De nombreuses phrases du roman "L'Homme qui arrêta d'écrire" consentent à prendre chair durant cette lecture-fleuve, beaucoup plus longue que ce que l'on pensait au départ… Alors que le principe de ce roman est de faire vivre des symboles en en faisant des personnages littéraires, la lecture de ce même roman sur les lieux où il se déroule fait émerger les personnages dont il est question, les transformant ainsi en symboles actifs dans la vraie vie. Le jardin Marigny est obscur, j'ai un peu de mal à lire au début… Après la vision de l'invisible Emma, incarnation du désir renouvelé de l'écriture, la fontaine apparaît, « petite borne rouillée de forme chinoise ».
Le phare de la Tour Eiffel éclaire le petit théâtre du Guignolet, dont nous escaladons la petite barrière pour en humer la façade et évoquer Sacha Guitry. Encadrés par la plaque de Henri Heine, le Berkeley et le coiffeur Alexandre nous font de l'œil, avant que nous ne pénétrions dans le « cyclone de vitalité » que sont les Champs-Elysées.La remontée des Champs se fait par succession de cercles concentriques. La Lune accueille "les âmes de ceux qui n'accomplirent pas leurs voeux", telle cette Piccarda Donati, dame aux pieds nus entrée dans les ordres de la mendicité contemplative.
Après les Elysées 26, nous entrons dans le ciel de Mercure en terrasse du lumineux Madrigal rouge feu. Une troupe de gaies chinoises prend place à nos côtés. « - Tu veux prendre un verre là ? - D'accord. ». Je hèle un « clochard viking » passant sur le trottoir (il a deux pages de retard). Le chauffeur de taxi Abdel raconte la splendeur des temps perdus, ces âmes d'antan "qui firent le bien pour acquérir honneur et gloire". Dieu a choisi l'Incarnation pour racheter l'humanité ; certaines femmes ont choisi la Prostitution pour racheter les hommes.
Nous repartons. Le serveur nous demande la référence du livre déclamé. Les Arabes du Golfe nous regardent passer.Voici les cinémas au coin de la rue du Colisée. Une mendiante voilée d'un châle rose prie au-dessus d'un gobelet McDo.
Je glisse au milieu de la foule des Arabes de banlieue. Traversée des Champs à gauche, pour rejoindre le Ciel de Vénus. Je m'abrite sous l'auvent de la Maison de l'Alsace. Beaucoup de passants, probablement des "âmes qui ont été sujettes à l'amour", s'arrêtent pour écouter la longue discussion entre Nabe et Emma. Nous entrons au Häagen-Dazs, ce « hall de gare pour glaces ». Les « serveurs de toutes nationalités » se marrent.
Traversée des Champs à droite. Voici Virgin, "ardent comme un Soleil". Pas un vendeur ne réagit à ma lecture : en fait, ils sont encore plus morts que Laurent Bonelli, l'ancien libraire du lieu foudroyé à trente-neuf ans. « C'est là où on s'engraisse bien » dis-je en montrant le rayon Littérature, sur fond d'atroce rock FM.
Je tombe sur l'homme-sandwich pakistanais au coin de La Boétie, puis sur les Arabes rabatteurs devant le Quick. Les narguilés du Montecristo nous font une haie d'honneur. Quant au couloir d'entrée du Sephora, il est tout simplement luciférien : des parois rouges en pente douce vers le Mensonge. Je passe devant l'annonce « le bonheur, science de beauté », et déclame le roman face aux redoutables armées de parfums en lignes de combat.
A côté des Arcades, la boulangerie Paul est en travaux. Traversée des Champs à gauche. La Maison de l'Iran est difficile à trouver, surtout sous l'orage. Après avoir reçu une volée de macarons de Ladurée sur la tête, nous nous réfugions durant près d'une heure au fond du navire du Deauville, plein de fébriles « serveurs moussaillons ». Nous sommes au sein de "la croix lumineuse" formée par "les choeurs des esprits de Mars". Assis devant un grand miroir, je lis la discussion hilarante entre Nabe et Adam X, cet acteur porno qui a jadis "combattu pour la Foi".
Nous cherchons Tonino devant le bureau de change. Il s'est métamorphosé en une minuscule clocharde, qui m'écoute en rigolant.
Nous traversons les Champs à droite, attirés par les chants des "Justes et Pieux". Mais les Cascades Elysées ont été remplacées par un magasin de fringues. Soudain, apparaît un jeune mec déguisé en Marc-Edouard Nabe !!! avec petites lunettes, nœud papillon et tout le tremblement ! Il se place à côté de moi pour se faire prendre en photo par ses potes. Serait-ce Jupiter en personne ? Beaucoup de monde écoute sur le trottoir la conversation entre Nabe et sa mère, certains se mettent à genoux devant moi pour tenter de lire le titre du livre. Les gens nous suivent jusque devant le Queen, où je me livre à la description du Vuitton d'en face. Deux jeunes Arabes se passionnent pour la lecture, et décident de nous tenir compagnie : Saint Pierre Damien s'est dédoublé. Arrivés devant la vitrine du Weston, l'un d'eux commence par être un peu agressif, pensant que je le traite de clochard. « C'est qui, le clochard, c'est moi ? ». Mais il comprend rapidement que, face à un livre, tout lecteur ou auditeur doit changer de peau et se prendre pour l'auteur.
Les jeunes nous servent ensuite d'éclaireurs en remontant les Champs. « Vas-y m'sieur, raconte-nous l'histoire de France ! ». En passant devant le George V, je parle des « garçons pingouinés à l'ancienne ». « Ca va, les pingouins ? » leur lancent les Arabes. Ils sont intarissables. « C'est du Robbe-Grillet, m'sieur ? Non je dis ça, c'est le nom de mon lycée ». « C'est pas raciste au moins, c'est pas raciste ? ». On passe devant le McDo et la Maison du Danemark. Traversée des Champs à gauche. « Je vais vous aider à traverser, m'sieur ». La montée vers l'Etoile se termine provisoirement au Drugstore Publicis. J'entre et je lis : « Il y a un vigile, africain of course. […] Toujours aussi sympas, les vigiles immigrés. […] C'est un malabar noir ». Les Arabes rient aux éclats en désignant le vigile qui veut nous faire circuler. « T'as vu, ce qu'il dit de toi, l'écrivain ? ». On sort par le fond du Drugstore, eux restent inexplicablement à l'intérieur.
Nous entrons dans le ciel de Saturne. En route vers l'Avenue Iéna, on croise quatre flics qui se dirigent vers le Drugstore. Je lis l'épisode des amazones ("ces âmes contemplatives") devant la file de voitures arrêtées sur Iéna. Un type nous dit alors que les flics ont embarqué les Arabes, alors que je suis précisément en train de lire la scène des flics arabes qui veulent embarquer Nabe ! Saturne, c'est le monde à l'envers ! Nous fonçons vers l'Ouest, comme tous les peuples de l'Age du Fer. Rue Lauriston, planqué « entre deux jarres de fleurs », j'espionne les Trottoirs de Manille devenus aujourd'hui le Pussy Cat. Un vigile nous aborde et nous demande de ne pas filmer.
Avenue Foch, voici le Duplex où de « jeunes angelots sont avalés par dizaines » ; puis le Club de l'Etoile, et son « voiturier » qui écoute tranquillement ma lecture durant une dizaine de minutes : or, dans le roman, c'est bien un voiturier qui écoute toute la conversation entre Nabe et Basile de Koch. Nous continuons à accomplir le tour du ciel des Etoiles Fixes : avenue de la Grande-Armée, avenue Mac-Mahon où la Vierge et Jésus s'étaient embusqués. Sur l'Avenue Hoche, nous trouvons la cabine téléphonique et le banc où Nabe se fait agresser par trois lascars mystiques : saint Pierre, saint Jacques et saint Jean. La boucle est bouclée avec l'avenue Friedland. Nous retombons sur les Champs au niveau de l'entrée du RER. On descend les escaliers automatiques. En bas, j'élève sérieusement la voix pour terminer la lecture, car il y a vraiment beaucoup de bruit (pour rien ?). Mais ma gorge est détruite, raclée à mort. Des mecs discutent derrière moi en hurlant dans le couloir dégueulasse. Arrivé à la dernière page, ça gueule carrément : « Happy Birthday to you ! » hurlent quelques débiles. L'arrivée dans l'Empyrée n'est pas une sinécure. C'est la fin : « Le gros chien me regarde, les yeux pleins d'étoiles ». La petite troupe de Fidèles d'Amour m'applaudit. Je suis épuisé et heureux.
Tout doit reparaître.